En 1974, la fresque d’Alexandre Soljenitsyne sur les camps soviétiques suscitait une violente prise de conscience de la réalité du régime. En archives et entretiens, un passionnant retour sur le destin d’une oeuvre monumentale, qui demeure d’une brûlante actualité dans la Russie de Poutine.
En 1974, la traduction de L’archipel du Goulag, publié en russe à Paris quelques mois plus tôt, provoque un séisme politique, intellectuel et moral. En donnant une voix aux millions de victimes du système concentrationnaire soviétique, Alexandre Soljenitsyne révèle au monde l’ampleur et l’horreur de la répression, dont il a lui-même été la proie. En février 1945, le futur prix Nobel de littérature, alors capitaine décoré de l’Armée rouge, a été condamné à huit ans de camp pour avoir critiqué le "petit père des peuples" dans sa correspondance. Une expérience qu’il condensera dans Une journée d’Ivan Denissovitch, roman paru en 1962 à la faveur de la déstalinisation engagée par Khrouchtchev. Croulant sous les lettres de zeks (mot russe désignant les prisonniers des camps du Goulag), Soljenitsyne forme alors le projet d’écrire une histoire globale de la terreur en URSS. Caché dans une ferme estonienne afin d’échapper à la surveillance du KGB et au regain répressif de l’ère Brejnev, l’écrivain tisse minutieusement son vécu, le fruit de ses recherches et plus de deux cents témoignages de rescapés pour donner vie à son chef-d’œuvre, qu’il parvient à faire sortir clandestinement d’Union soviétique sur des microfilms. Aussitôt accusé de haute trahison, Soljenitsyne est expulsé vers l’Allemagne, tandis que son livre triomphe. À l’Ouest comme à l’Est, où il circule sous le manteau, L’archipel du Goulag bouscule les consciences et ébranle les fondements de l’idéologie communiste.
Déflagration
En compagnie notamment de Natalia Soljenitsyne, la veuve du dissident disparu en 2008, ce documentaire retrace l’épopée d’un monument littéraire du XXe siècle, qui a déchiré les intellectuels français – suscitant déni ou fin des illusions –, et contribué à l’effondrement de l’URSS. Éclairant les conditions tout aussi tragiques que rocambolesques de sa fabrication, le film convoque une foule d’archives et de témoins (les écrivains Ludmila Oulitskaïa, Sofi Oksanen ou Guy Konopnicki, l’auteur et traducteur Georges Nivat, sans oublier l’eurodéputé Raphaël Glucksmann, fils du philosophe antitotalitaire André Glucksmann) pour ressusciter l’onde de choc intime et politique suscitée par les révélations du livre. À l’heure où la Russie glorifie son héritage soviétique et étouffe la mémoire des crimes passés, une plongée captivante dans une œuvre de résistance qui n’a rien perdu de son acuité.